Solitude amie

« Quiconque a Dieu avec lui n’est jamais moins seul que quand il est seul. »

Par cette affirmation qui fleure bon son terreau médiéval, Guillaume de Saint-Thierry moine du XIIème siècle, exprime une loi fondamentale de construction de toute personne humaine : il est une solitude peuplée d’essentiel, et en ce sens, absolument nécessaire pour grandir.

Neuf siècles plus tard, durant lesquels le mot « Dieu » a été abondamment usité jusqu’à l’usure, au point qu’il est devenu problématique, on se montrera plus prudent : pour dire ce qu’il veut dire, on s’aventurera dans le vocabulaire de la présence à soi, de l’ouverture à la Présence, de l’accueil en soi du mystère dans lequel toute vie s’origine et se déploie. Et on se méfiera à juste titre du « Dieu avec soi » de triste mémoire tant l’expression aura été instrumentalisée dans des guerres infâmes. On cherchera plutôt ce sentier de foi qui nous connecte avec ce qui nous porte, nous traverse et nous dépasse. On balbutiera sans doute nos pauvres mots parfois hérités de nos traditions religieuses, mais on s’en excusera, tant ils peinent à traduire ce qu’aujourd’hui nous expérimentons.

Car nous voilà intimement conscients de la valeur de chaque personne, de la dignité de chaque « je » par lequel advient l’inattendu du Créateur, et du dépassement inévitable et nécessaire de toute gangue religieuse pour vivre de la Vie reçue en abondance. Et demeure ce constat que l’expérience confirme : se tenir en solitude, avec courage et attention, nous conduit à la vérité de soi, et de plus grand que soi, nous éveillant  à l’environnement dans lequel nous évoluons, et donc aux autres.

La solitude assumée ainsi est bénéfique et féconde.

Neuf siècles plus tard pourtant, la solitude a mauvaise presse. Des campagnes charitables prétendent même lutter contre une solitude perçue comme un fléau, ce qui montre qu’on la confond avec l’isolement social subi. Et les réseaux sociaux répandent leur propagande anti-solitude à coups d’invitations à des rencontres, d’incitations à rejoindre des tribus de toute sorte, de pressions pour des sorties, des vacances, des loisirs en groupes, en bandes, en clubs, en couples, en masses. Et le silence, dont la belle solitude a besoin, silence des oreilles, des yeux, est traqué comme s’il était devenu une insupportable incongruité d’un autre âge.

Or, l’isolement n’est pas la solitude : il est insuffisance de relations. Souvent, il s’enracine dans un lien carencé avec soi-même. Les autres sont espérés comme des distractions de soi, ou des sortes de prothèses évitant de se coltiner soi-même, ou encore des faire-valoir attendus pour compenser une piètre estime de soi. On peut ainsi être isolé dans un groupe, même dans sa famille, et souvent aussi dans d’interminables surfs sur les réseaux numériques. Le bruit qu’accompagnent ces liens qui nous retiennent hors de nous-même, devient véritablement assourdissant. On finit par se perdre de vue soi-même. Et les autres, si nombreux pourtant, semblent alors si loin…

A l’inverse, demeurer seul chez soi, en soi, sous son toit comme dans ses aller-et-venues, dans les rencontres comme dans l’ennui du temps vacant, le cœur ouvert à ce qui se passe en soi et autour de soi, c’est éprouver de tous ses sens la richesse de vivre.

La solitude heureuse, et elle l’est en réalité, est une solitude choisie. Et il est bon de la choisir. Et bon d’apprendre à en devenir l’ami, le familier. Elle nous tient debout, adultes, dans le mystère de ce que nous sommes et de l’auteur de qui nous sommes, quel que soit le nom qu’on lui donne, et même si on ne lui en donne pas. Elle appelle le silence intérieur capable de faire surgir la Parole au travers de nos mots et de nos gestes quotidiens. Elle nous relie en vérité, à soi, aux autres…à l’essentiel.

Lorsqu’on perd des êtres qu’on aimait tendrement, on est renvoyé, comme en rappel, à cet espace intérieur où « Je suis » et où personne d’autre ne peut accéder sinon Celui qui en connaît la clef. Ce lieu, inévitablement est celui où l’on se tiendra au moment du dernier souffle. Dès maintenant, on y trouve nourriture et consolation.

Il est notre plus sûre demeure de vivant d’éternité.

Marie-Christine Bernard

                                                                  www.mariechristinebernard.org

Article paru dans Réforme 3797 du 11 avril 2019 sous le titre : La solitude n’est pas synonyme d’isolement